Les yeux dans les yeux est un ouvrage qui propose de se réapproprier le pouvoir de la conversation pour mieux se déconnecter et renouer avec les autres, mais aussi avec notre créativité et nos émotions. (Psst : tous mes articles « Morceaux choisis » sont à découvrir dans la rubrique Inspirations)
Dans ce livre particulièrement dense et complet, la sociologue américaine Sherry Turkle s’interroge sur l’impact de notre hyperconnexion sur toutes les dimensions de notre vie. Et cherche comment nous pourrions reformer collectivement une société plus empathique, solidaire et démocratique.
Pour structurer son ouvrage très fouillé, l’autrice s’appuie sur la citation de Thoreau, dans Walden : « Dans ma maison, j’avais trois chaises : une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour le monde ». Elle propose en outre d’en imaginer une quatrième, dédiée à nos relations avec les machines. Elle explore donc successivement l’impact de l’hyperconnexion sur :
- nos capacités d’introspection,
- nos relations familiales, amicales et amoureuses
- nos vies à l’école et au travail
- notre participation à la vie publique
Plaidoyer pour la conversation
« Nos technologies nous réduisent au silence. D’une certaine manière, elles nous confisquent la parole. Ces silences -qui s’installent souvent en présence de nos enfants- ont provoqué une crise de la faculté d’empathie qui appauvrit aussi bien notre vie familiale et notre vie professionnelle que notre vie publique. Comme je l’ai dit plus tôt, le remède à tout cela est une cure de parole, tout simplement. Ce livre est mon plaidoyer pour la reconquête de cette activité humaine essentielle qu’est la conversation » (.p22)
« Nous sommes faillibles, distraits par nos appareils qui exercent sur nos une pression irrésistible. Mais, de même que nous avons changé nos habitude de consommation alimentaire, nous pouvons nous mettre à consommer les technologies de la communication différente. Aujourd’hui, nous faisons preuve de plus de discernement : l’idée selon laquelle les aliments qui nous font envie ne sont pas nécessairement nourrissants a fait son chemin. Il peut en être de même avec la technologie » (p.45)
« Nous ne vivons pas dans un monde silencieux d’où toute conversation a été bannie. Mais nous papillonnons d’une conversation à une autre. Et nous manquons de patience pour celles qui exigent une attention soutenue. Nous nous sommes autorisés une fois pour toutes à aller voir ailleurs quand une conversation devient complexe ou qu’un silence s’installe. Ce qui nous permet d’éviter les difficultés auxquelles la vie nous confronte et ses aspects ennuyeux. (…) Ce que réclame notre cerveau, ce sont des apports sans cesse renouvelés de contenus frais, stimulants et propices à la publication sur les réseaux sociaux. (…) C’est ainsi que nous nous déshabituons du tempo plus lent de la conversation, où il faut attendre, écouter, et laisser l’esprit aller au fond des choses. Nous nous déshabituons du rythme propre à la conversation humaine ». (p.62 & 64)
Hyperconnexion et introspection
« Aujourd’hui, nous pouvons penser que passer du temps sur internet, c’est passer du temps seul. Faux. En fait, l’habitude que nous avons prise de nous tourner vers nos écrans plutôt que vers notre intériorité nous empêche de passer du temps seul. Tout comme celle de partager en permanence ce que nous vivons. (…) Nous nous privons des bienfaits de la solitude parce que nous considérons que le temps requis par celle-ci comme une ressource à exploiter. Au lieu d’utiliser le temps où nous sommes seuls pour penser à quelque chose (ou à rien), nous ne pensons qu’à une chose : le remplir de connexions numériques ». (p.95 & 100)
« Nous sommes si souvent occupés à communiquer que nous n’avons pas le temps de penser. (…) La stimulation par ce qui est nouveau (et social) nous oriente vers la réalisation d’objectifs immédiats, alors que la rêverie nous fait avancer à plus long terme. Elle nous aide à poser les bases d’un moi solide et à inventer de nouvelles solutions. Pour aider les gens à être inventifs, nous devons les convaincre de ralentir, de laisser leur esprit vagabonder, de passer du temps seuls. Pour reconquérir notre capacité à converser, il nous faudra d’abord reconquérir notre capacité à être seuls ». (p.114 & 115)
Hyperconnexion et relations sociales
« De plus en plus de travaux indiquent que la connexion permanente diminue notre capacité d’empathie. L’étude la plus alarmante à mes yeux est celle qui a mesuré celle-ci chez les étudiants à l’aide de tests psychologiques standard et révélé une baisse de 40% en vingt ans, imputable selon les auteurs à une diminution des échanges verbaux directs ». (p236)
« Nous sommes nombreux à entretenir des relations en ligne avec des personnes que nous pourrions voir en chair et en os si nous nous organisions un peu. Ce qui était à l’origine un expédient est en train de s’imposer comme la manière normale de passer du temps ensemble » (p. 238)
« Q’uil s’agisse du choix d’un objet, d’une carrière ou d’une personne, la surabondance d’options dans la société occidentale contemporaine provoque souvent la dépression et un sentiment d’isolement. (…) Le problème, quand une infinité de possibilités s’offre à nous, c’est que nous n’arrivons pas à nous décider ni à considérer notre choix comme définitif, si bien que nous sommes perpétuellement insatisfaits » (p. 253)
Hyperconnexion et vie professionnelle
« L’image que nous avons de la productivité, c’est être assis devant un ordinateur à envoyer tout un tas de mails et à planifier toutes sortes de choses. Nous croyons que c’est ça qui nous rend efficaces. Mais ce n’est pas le cas. Ce qui nous rend productifs, ce sont nos interactions avec les autres, ce qui se produit souvent en discutant, je te donne une idée, tu m’en donnes une autre et ainsi de suite… ». (p. 341)
« Dans ce contexte de surabondance de sollicitations, concevoir des solutions prenant en compte notre vulnérabilité consiste à éviter tout ce qui peut nuire à notre attention. Cela peut prendre la forme d’un « parking » où les gens déposent leurs téléphones et leurs tablettes avant d’entrer en salle de réunion. On peut également se donner pour règle d’être « en mode monotâche » quand on a un document important à rédiger ». (p 353)
« Les idées nouvelles émergent quand les gens se rencontrent. les échanges par mails, quelle que soit leur efficacité, ont par nature tendance à se réduire à des échanges d’informations. Par mail, tout ce qu’on peut faire, c’est poser des questions et obtenir des réponses. Que ce soit dans les domaines du théâtre, de la justice, ou des affaires, la désaffection pour les conversations en direct se solde par une moindre complexité et une perte de profondeur ». (p. 357)
Hyperconnexion et citoyenneté
« Internet nous promet d’élargir notre vision du monde. Mais du fait de son fonctionnement actuel, il réduit le spectre des idées auxquelles nous sommes exposés. Nous pouvons nous retrouver dans une bulle dans laquelle nous avons vent uniquement d’informations que nous connaissons déjà ou qui nous conviennent ». (p. 414)
Prendre le temps de la déconnexion
« Ralentissons. C’est avec nous-mêmes que nous aurons certaines conversations les plus importantes de notre vie. Afin qu’elles adviennent, nous devons apprendre à écouter notre voix intérieure. Et pour cela, la première étape consiste à ralentir suffisamment le rythme de notre vie » (p. 431)
« Nous avons la possibilité de reconquérir certains espaces pour la conversation et nous savons toujours où nous trouver les uns les autres. Pour les parents et les enfants, c’est autour de la table du dîner ; pour les enseignants et leurs étudiants, dans les salles de cours et aux heures de permanence ; les collègues de travail peuvent se retrouver dans les couloirs, les ocins repas et pendant les réunions. » (p. 446)
C’est vraiment un sujet si important : étant artisane d’art, je ne me suis jamais autant « en avancée » dans mes projets qu’en compagnie de VERITABLES personnes près de moi. L’internet mondial c’est bien pour une présence globale, mais ce n’est pas comparable à la RENCONTRE. La vraie.
Elle porte beaucoup plus loin et plus longtemps 🙂
Merci de le rappeler !